Le message mystérieux -Episode 5 – Antonia, Hélios, Jotape

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Le message mystérieux

Roman historique

Auteur : Paule Valois

La jeune Séléné est la fille de Cléopâtre VII, reine d’Egypte, et de Marc Antoine. Lorsque cette histoire commence, nous sommes en 29 av. J.-C. Séléné vit à Rome après le suicide de ses parents et doit participer au défilé du triomphe d’Octave, le futur empereur Auguste. C’est beaucoup d’humiliations mais aussi un message mystérieux donné par un inconnu. Elle le décrypte peu à peu. Mais qui en est l’auteur ? Après la mort d’un de ses frères Hélios, l’autre disparaît. Séléné, partie à sa recherche, découvre le culte d’Isis à Rome et les méandres politiques…

Ce roman, bien documenté, s’inspire d’événements historiques et de la vie réelle de Cléopâtre Séléné.

Paule Valois vous en offre la lecture en feuilleton.

Episode 5 – Antonia, Hélios, Jotape –

Séléné leva les yeux, le regard attristé, vers une niche creusée dans un des murs, encadrée de rouge pourpre. Une sorte de petite pyramide au sommet doré y évoquait les tombeaux des premiers pharaons de l’Egypte. Elle l’avait elle-même déposée là, peu de temps après son arrivée, pour ne pas oublier son pays, et surtout, comme un défi à ceux qui l’avaient exilée. Séléné s’attendait à une punition, mais Octavie, si délicate, ne l’avait pas enlevée. La pyramide côtoyait le petit sanctuaire où trônaient les statuettes sculptées des divinités protectrices de la maison, les lares, et le génie fidèle de la maîtresse des lieux. Chaque jour, ils étaient honorés, un bouquet de fleurs fraîches déposé devant eux.

Dans un brouhaha joyeux, deux enfants firent irruption derrière elles. Octavie se retourna et ouvrit les bras : « Jotape, Antonia ! » Elle prit sa fille par les épaules. Séléné regarda Antonia dite “l’Ainée”, sa demi-sœur, âgée de dix ans. Elle portait le prénom féminisé de leur père, comme sa jeune sœur. Gaie et sage, elle lui manifestait une tendresse sincère, ce qui ne l’empêcha pas de la pousser un peu dans le dos, pour rire. Séléné se rattrapa à la robe vert tendre de Jotape, fille du roi des Mèdes, Artavasde, avec lequel Marc Antoine avait passé une alliance. Pour la concrétiser, suivant une coutume ancienne, Marc Antoine avait demandé au roi de Médie de donner la princesse en mariage à son fils Alexandre Hélios puis de l’envoyer à Alexandrie afin qu’elle soit élevée avec les enfants de Cléopâtre. De cette manière, Marc Antoine s’était assuré la fidélité d’Artavasde. Après la défaite du couple, Octave avait renouvelé cet accord qui permettait de protéger l’empire romain de la menace du royaume des Parthes sur son flanc est. Jotape avait suivi Hélios à Rome.

Jotape et Séléné s’enlacèrent en poussant des cris de joie : « J’aime bien ta robe ! » lança Séléné. Jotape voulu l’entraîner dans sa chambre pour lui montrer un nouveau jeu de dés et lui confier, comme chaque jour, ses petits soucis et projets pour la journée du lendemain :

– Séléné, demain je te propose d’aller parler aux jeunes princes étrangers, accueillis par Octavie comme nous, dont les appartements occupent l’autre aile de la maison. Il faut absolument que nous fassions leur connaissance. Hélios et Antonia, qui fouillent partout, vont parfois discuter avec eux. Elle me dit qu’ils sont très gentils.

Sans Antonia, sans Jotape, sans Octavie, Séléné songea qu’elle serait sans doute déjà morte de détresse à Rome.

 

 

Enfin, Séléné réussit à graver six mots sur sa tablette. Elle les écrivit en grec, la langue de ses ancêtres. Le défi de leur professeur de grammaire était relevé. Il aimait s’amuser des mots et proposait souvent aux enfants de jouer avec eux. Le péristyle, recouvert de tuiles, restait frais malgré la chaleur extérieure. Le petit groupe s’y était réfugié pour la leçon quotidienne. Séléné, Hélios, Antonia et Jotape étaient à peu près du même âge. Séléné et Hélios avaient douze ans maintenant, Antonia et Jotape, onze ans. Séléné regarda par-dessus l’épaule d’Antonia. Assise sur un tabouret, sa tablette sur les genoux, celle-ci, avec difficulté, avait gravé ses mots en latin : cadeau, guerre, maman, bonheur, avenir, jour.

Séléné aurait préféré avoir gravé ces mots-là. Mais il était trop tard pour effacer l’encre du texte en passant son stylet sur la cire et tout recommencer. Elle avait choisi vengeance, fraternité, passé, colère, peur, Nil. Le Nil, si loin, la peur qui l’enserrait, la colère présente à chaque instant, le passé obsédant. Fraternité : elle releva la tête, d’instinct, pour vérifier la présence de son jumeau, assis en face d’elle. La marche sur laquelle elle s’était assise lui cisaillait les fesses. Alexandre Hélios soupira et regarda en l’air. Sa tablette était vierge sur presque toute sa surface. Il n’avait gravé qu’un mot : moi. Son regard fuyait celui de sa sœur depuis le début de la leçon. Le professeur demanda à Séléné de lire ses mots et de les définir.

Elle rejeta la tête en arrière et, après quelques secondes d’hésitation, récita les mots d’Antonia : cadeau, guerre, maman, bonheur, avenir, jour. Cadeau et guerre… Elle chercha desdéfinitions… « Un cadeau, c’est ce qu’un chef de guerre offre à son vainqueur ou à celui dont il craint l’attaque. Maman, c’est un mot que je ne prononcerai jamais plus. Je le laisse à la tablette. Bonheur, avenir, ce sont des mots de poètes. Je préfère le passé, si doux, à un avenir qui n’existe pas. »

Antonia levait le doigt et trépignait en silence. Elle obtint la parole. Sa voix aiguë emplit le couloir de marbre et assourdit Séléné qui préféra se boucher les oreilles.

– Elle a pris mes mots ! Ce sont mes mots ! Elle leur donne une définition qui est fausse. Séléné est voleuse et menteuse !

Le professeur la calma d’une main apaisante. Il parla lentement, prit son temps :

– Alors, Antonia, tu vas définir les mots de Séléné. Ainsi vous serez quittes. Séléné, quels sont tes mots ? Nous t’écoutons.

Séléné se mit à trembler. L’odeur du jasmin en fleur lui montait à la tête. Les mains moites, elle hocha la tête et attrapa sa tablette. Elle articula difficilement :

Vengeance, fraternité, passé, colère, peur, Nil.

Antonia, le front plissé, les yeux écarquillés, saisit la tablette de sa demi-sœur et relut les mots. Elle savait qu’elle devait parler :

– Séléné se venge de moi alors que je ne lui ai rien fait. Elle veut se venger des Romains et elle a tort parce que grâce à Rome elle reçoit une bonne éducation. Elle doit oublier le passé. Le Nil est boueux, paraît-il, remplit de roseaux et on ne sait même pas où il prend sa source. La fraternité, cela n’existe que le temps d’un pacte. La colère, elle tue celui qui la nourrit plus sûrement que ceux qui en sont les victimes. La peur, je comprends. Comment vivre sans peur tant que la mort existe ?

Ravie de sa réponse, elle se tourna vers Séléné :

– Allez, tu as de la chance de vivre avec nous. Tes mots, tes rêves, je vais les transformer !

– Je t’interdis de les modifier. Ce sont mes mots. Sans mon passé, sans la peur, sans la colère, je ne tiendrais pas deux minutes ici. Sans mon frère, je n’aurais plus de mémoire et pas d’avenir. Tu ne peux pas comprendre l’exil, toi qui est née ici.

L’ombre des colonnes cannelées zébra le visage de la petite Antonia comme les griffures d’une lionne. Alexandre Hélios, comme tiré de son rêve, daigna alors regarder sa sœur :

–Tu parles de moi ? Tu penses vraiment tout cela sur moi ?

Heureusement, la pause arriva. Les enfants retrouvèrent leur innocence et s’amusèrent dans le jardin intérieur, au trigôn, un jeu de balles qui se pratiquait à trois.

 

Après les leçons de la matinée, comme souvent pour le léger repas de midi, Hélios rejoignit Séléné dans sa chambre. Son attitude pendant l’épisode des mots ne convenait pas vraiment à son caractère. Il n’avait rien dit sur la journée du Triomphe et l’humiliation du défilé. Séléné pensa qu’il était capable de ne jamais en parler, par crainte de réveiller les sentiments éprouvés. Elle lui demanda prudemment de ses nouvelles. Il hocha la tête, pensif :

– Séléné, je crois que les Romains pensent le pire de notre lignée. Est-ce qu’ils veulent que nous disparaissions à jamais ?

– Non… C’est Octave qui fait courir toutes sortes de ragots ignobles pour paraître meilleur que ses ennemis. Mais il ne nous veut pas de mal puisqu’il a permis à Octavie de nous recueillir ici, tout près de sa propre maison.

– Il nous retient prisonniers ! C’est indigne de nos qualités de roi et de reine, une insulte à nos ancêtres. Il mérite la mort !

Séléné sursauta. La phrase lui sembla trop bien construite pour être spontanée. Hélios avait en général du mal à trouver ses mots. Séléné observa le front buté de son frère :

– Hélios, tu n’es pas allé dire cela à quelqu’un du palais n’est-ce pas ?

L’enfant rougit, trahissant ce qu’il n’osait pas avouer. Séléné le secoua un peu, elle avait vu juste, connaissant la naïveté de son jumeau. Elle le fixa sévèrement :

– Qu’as-tu dit exactement et à qui ?

Il se dégagea de son emprise et explosa :

– J’ai dit tout à l’heure à Antius, l’ami d’Octavie, ce que je pensais de la façon dont nous avons été traités l’année dernière pendant le défilé du Triomphe. Je lui ai demandé de transmettre à Octave ma demande pour qu’il fasse ses excuses publiques !

Séléné ouvrit de grands yeux :

– Tu es fou ! Aller demander cela à Octave !

« Il est fou ! » répéta-t-elle en marchant dans la pièce. Elle se tourna à nouveau vers lui :

– Pour qui te prends-tu ? Cet homme a tout pouvoir sur nous ! Et aller dire cela à Antius qui fait fonction d’espion chez Octavie, tout le monde le sait ! Il va se faire un plaisir d’aller

raconter tes bêtises, au lieu de considérer que tu n’es qu’un gamin stupide !

– Je suis prêt à affronter la colère d’Octave !

– Tu ne sais pas ce que cela signifie ! Tu n’es qu’un enfant qui joue à la politique, sans rien y connaître !

Elle planta là Hélios et se précipita vers les appartements des invités, questionnant au passage les domestiques pour savoir si Antius avait quitté le palais, espérant follement le retenir, lui expliquer, mieux encore, effacer de son esprit, par magie, les paroles entendues. Elle n’obtint que des haussements d’épaules impuissants, des visages incapables de lui répondre. Lorsqu’elle atteignit la pièce de réception encombrée des bustes des ancêtres d’Octave, elle questionna le garde posté près de l’une des colonnes encadrant la porte d’entrée. Il lui affirma qu’Antius était entré dans le palais trois heures auparavant et n’en était pas encore ressorti. Il ajouta qu’un hôte de marque était attendu : l’Imperator en personne.

Séléné sentit la fatalité l’accabler. Il était trop tard. Le danger était là. Antius allait tout rapporter. Hélios risquait la mort, Séléné en fut tout à coup certaine. Elle se mordit la langue violemment. Que faire ? Elle se précipita en courant vers sa chambre afin d’entraîner Hélios dans une cachette.

Ouvrant la porte avec fracas, elle appela son frère et s’aperçut avec effarement qu’il avait disparu. Elle cria plus fort et se précipita à l’intérieur, cherchant partout, soulevant le moindre coussin. La pièce s’ouvrait sur l’extérieur, elle jeta un regard égaré vers le portique. Elle s’y précipita, imaginant déjà Hélios gisant sur le sol. Ce n’était pas le cas. Elle repoussa alors une tenture blanche reliant deux colonnes à l’intérieur de la pièce, s’attendant à le trouver face à elle, le corps transpercé d’une épée courte, le sang coulant sur son ventre. Elle se mit à geindre sans même y penser.

– Ne crie pas comme cela !

Séléné sursauta, se retourna et, étonnée, le trouva debout en face d’elle, mâchouillant une figue dont il tenait le dernier morceau entre les doigts.

Elle répondit en haletant :

– Idiot, je viens te sauver ! Viens vite, Octave arrive dans quelques instants et tu es en danger. Sans répondre, il s’élança, confiant, derrière sa jumelle. Séléné pensa qu’on n’irait pas les chercher dans les cuisines. Elle se précipita vers la cour intérieure qui permettait de rejoindre les communs, jeta un coup d’œil de droite à gauche, souffla fort pour courir plus vite, tourna la tête de côté pour vérifier la présence d’Hélios. Une ombre se dessina au loin, au fond d’un patio, à moitié cachée derrière une colonne dorique : un homme en embuscade surveillait leur fuite. Il devait même l’espionner depuis qu’elle avait gagné le hall. « Vite ! » hurla-t-elle.

Ils croisèrent une servante dont le sourire à peine esquissé se figea. Séléné entra dans la cour des cuisines, avisa une porte, l’ouvrit, se plaça de côté pour laisser passer Hélios et la referma :

– Tais-toi ! Personne ne doit nous entendre !

Son cœur battait, l’inconnu les avait sûrement suivis et allait tenter d’ouvrir cette porte. Il faudrait saisir un objet, l’assommer. Elle chercha autour d’elle sans trouver quoi que ce soit.

– Il fait froid ici, lâcha Hélios, se frappant les épaules pour les réchauffer.

Séléné observa le lieu étroit, les murs épais. Une lumière diaphane se dégageait par endroits. Elle sourit :

– C’est de la glace pour la conservation des aliments ! Il fait froid, mais au moins on ne nous cherchera pas ici.